FD : Frédéric DESLANDES
EB : Elise BEFFARA
La scène s’éclaire. Deux aveugles assis sur le même banc de chaque côté. L’un sort un téléphone portable, la synthèse vocale s’active et compose le numéro d’un de ses amis. Le téléphone de l’autre personne présente de l’autre coté du banc se met alors à sonner et elle décroche.
FD – “Allo!”
EB – “Allo, Fred ?”
FD – “Oui !”
EB – “Ben, tu veux pas savoir qui c’est avant de répondre ? C’est moi !”
FD – “Ah, Elise, salut!”
EB – “Salut, Qu’est-ce que tu fais, là maintenant, tout de suite ?”
FD – “Ben, je suis au téléphone, je suis en train de te parler, tu vois bien.”
EB – “Non, je ne vois pas, j’suis aussi au téléphone mais qu’est-ce que je peux t’entendre ! malgré le bruit du tramway qui arrive sur la place de Jaude. C’est simple, on dirait que tu es juste à côté de moi.”
FD –“Moi aussi, de là où je suis, je l’entend qu’il arrive. Oh, C’est certainement grâce à ton nouveau portable, celui qui te tape la Discute.”
EB – “Au fait, ça fait longtemps qu’on s’est pas vus. Quand est-ce qu’on se revoit ?”
FD – “Une chose est sûre, c’est qu’à vue d’oeil, c’est pas pour tout de suite …”
EB – “Ah bon, pourquoi ? t’as pas envie de me voir ?”
FD – “Non, c’est pas pour ça ! Parce que pour le moment, je suis au téléphone avec toi, je te l’ai déjà dit.”
EB – “Ah, bien vu… Donc pour se voir on verra plus tard, alors ?”
FD – “Oui, c’est ça, c’est à voir.”
EB – “Sinon, qu’est-ce que tu as fait hier soir, tu es sorti boire un verre au Commerce place Gaillard ou tu étais devant ta télé ?”
FD – “Oh… Oui, j’ai jeté un coup d’oeil en zappant mais j’ai eu une vue d’ensemble, y’avait rien de terrible… C’est à croire qu’ils font leur programme à l’aveuglette ! »
EB – “Oui, on nous a vraiment gâtés nous les aveugles. La soirée des sosies sur la Une, Le Grand Cabaret sur la Deux et sur la Trois c’était un documentaire : la Terre Vue du Ciel… Et pour ceux qui ne voient pas vu d’en- bas, qu’est-ce qu’on propose ? Que dalle ! Pour nous, tout ça, c’est de la poudre aux yeux…”
FD – “t’as raison, ça crève les yeux, que de toute façon on ne compte pas dans le milieu audiovisuel…”
EB – “Et en plus, hier, c’était pas le film du mois sur Canal ? Tu sais, celui où il y a beaucoup d’action mais sans dialogues, le film où on se rince l’oeil…”
FD – “A ce propos, un jour on m’a demandé comment je faisais pour faire l’amour !”
EB – “Hein ? On a osé te poser ça comme question ? M’enfin, l’amour, c’est pas réservé uniquement aux voyants, on fait pas l’amour avec ses yeux ! T’imagines, faire un bébé en regardant la fille dans le blanc des yeux ? Mais et toi, qu’est-ce que tu as répondu au juste ?”
FD – “J’ai répondu que j’avais l’habitude de me débrouiller dans le noir, et d’être habile de mes mains. Mes yeux sont au bout de mes doigts, non ? D’ailleurs ça, c’est le bon plan pour draguer en boîte de nuit… Comme au SYMBOL, par exemple !”
EB – “Et alors, si y en a une qui te fusille du regard, qu’est- ce que tu réponds ? Là t’es mal ou bien t’es mort !”
FD – “Je réponds simplement que je suis juste en train de la caresser des yeux.Sinon, l’autre jour, ton cinoche aux ambiances, ce film avec Brad Pitt, il t’as plu ?”
EB – Oh oui, tu sais, Brad Pitt ne laisse aucune femme indifférente. D’après les magazines, elles le mangent toutes des yeux. Peut-être que si je revoyais, moi aussi j’aurais les yeux plus gros que le ventre !”
FD – “Pff, je comprends pas qu’elles le regardent toutes avec ces yeux de merlan frit…”
EB – “Comment tu peux savoir ça, toi ? Ça sent le poisson un regard ?”
FD –“ Non, c’est juste une expression, c’est comme quand tu cherches quelque chose et qu’on te répond « c’est juste sous votre nez « . Pour les voyants, ça n’a aucun sens, puisque c’est nous qui voyons grâce à notre pif !”
EB – “Pif, Le chien ?”
FD –“Quoi ! Ton chien s’appelle pif ?”
EB – “C’est vrai. Il faut dire qu’il nous arrive de sacrés trucs à nous. Tiens par xemple, je t’ai pas raconté qu’un jour j’ai failli m’asseoir sur les genoux de Brock JAMES ?”
FD – “Qui ? Le joueur de l’ASM ? Non, vas-y, elle vaut le coup d’oeil, cette histoire ?”
EB – “C’était lorsque j’étais en Thalasso à RROYATONIC, les copines m’ont emmenée jusqu’au jacuzzi et là j’ai voulu m’asseoir et poser mes fesses un peu trop tôt !”
FD – “Tu t’es fait une Thalasso ? Ca t’a coûté combien, ça ?”
EB – “Je sais plus, mais ça m’a coûté les yeux de la tête. Vaut mieux prévoir un portefeuille bien garni !”
FD – “En parlant d’argent, la question récurrente des voyants : « comment faites-vous pour reconnaître les billets et la monnaie ?”
EB – “Je leur réponds : c’est un vrai problème vu que l’argent n’a pas d’odeur. C’est pas que je peux pas le sentir, moi je l’aime l’argent ! Toi aussi, non ?”
FD – “Oui, mais tu sais, tout ce qui s’achète n’a aucune valeur, enfin à mes yeux tout du moins…”
EB – “Ben, t’es philosophe toi maintenant ?”
FD – “Faut pas se mettre le doigt dans l’oeil, l’argent ne fait pas le bonheur.”
EB – “Et quand on en a un peu, il file à vue d’oeil ! Et même si on en avait beaucoup, c’est pas lui qui va nous rendre la vue…”
FD – “Moi, il m’arrive souvent que des personnes dans la rue, en me proposant leur aide, me disent : « Oh, mon pauvre Monsieur, si je pouvais je vous donnerais bien un de mes yeux ! »Intérieurement, je me dis « ouais, mon oeil ! » Ca me casse les oreilles d’entendre ça !”
EB – “Ca te casse les oreilles ? Et tu en deviens pas sourd pour autant ?”
FD – “Bien sûr que non mais certains le pensent. Tiens, l’autre jour, accompagné de ma tierce personne je suis allé retirer un négatif chez le photographe et là il s’est produit une scène hallucinante !”
EB – “hallucinante ??? vas-y, raconte… »
FD –“La vendeuse s’est adressée à moi en parlant très fort : ne vous en faites pas, il est prêt le négatif !, et en se tournant vers mon guide, elle s’est mise à parler tout doucement : je vais le chercher. Quand elle est revenue, elle m’a parlé encore plus fort : je l’ai, Monsieur, ne vous en faites pas !”
EB – “Oui, des fois, ça servirait d’être sourd en plus d’être aveugle, à cause de la bêtise de certaines personnes. Tiens, l’exemple-même : je me trouvais à un passage clouté avec mon chien-guide et pour qu’il se décale afin d’être à la bonne place pour traverser, je l’ai légèrement poussé du genou…”
FD – “Et alors ?”
EB – “Une furie qui passait par là s’est mise à m’aboyer dessus en disant : »c’est pas la peine de bousculer ce pauvre chien, déjà qu’il est esclave à cause de vous !”
FD – “Quoi ? Mais t’es tombée sur une raciste anti-aveugle ! C’est parce que ton chien est noir qu’elle t’a dit ça ? C’est pas croyable cette histoire !”
EB – “Ben oui, comme Saint-Thomas, il faut le voir pour le croire … mais si on va par là, les aveugles ne croiraient en rien ! Et au fait, pour croire en nous-mêmes, qu’est-ce qu’on attends ? Et si on se voyait ?”
FD – “D’accord, je viens chez toi ?”
EB – “Non,non, je suis déjà dehors. Je viens chez toi. A tout de suite ?”
Les deux personnes se lèvent au même moment et se percutent. Elles s’exclament en même temps :
FD, EB – « Oh pardon, je ne vous avais pas vu, je suis aveugle !!!”
La lumière s’éteint.
Le 31.03.07 Frédéric DESLANDES – Vélérie Da costa
revu et corrigés le 06/02/2016